Il est des secteurs industriels si omniprésents dans nos économies qu’on en oublie parfois leur rôle structurant. La chimie est de ceux-là. Parce qu’elle ne produit pas des biens de consommation visibles mais des intrants, des matières, des additifs ou des formulations, elle reste souvent absente des débats publics. Et pourtant, sans elle, pas d’agriculture performante, pas d’industrie pharmaceutique digne de ce nom, pas de matériaux de construction modernes, pas de transformation agroalimentaire compétitive.
L’Afrique est aujourd’hui face à un choix. Soit elle continue d’importer l’essentiel de ses produits chimiques, avec les conséquences que l’on connaît : dépendance logistique, pression sur les devises, instabilité des prix, difficultés de qualité et de traçabilité. Soit elle investit résolument dans le développement d’une filière chimique locale, capable de répondre aux besoins de ses économies, de structurer des chaînes de valeur internes et de générer une véritable création de richesse. C’est, à mon sens, un levier trop souvent négligé de la transformation industrielle du continent.
Ce constat n’a rien de théorique. Le marché est là. En 2023, la consommation africaine de produits chimiques industriels et de spécialité (engrais, détergents, solvants, plastiques techniques, etc.) a été estimée à plus de 45 milliards de dollars. À l’horizon 2035, ce chiffre pourrait doubler, porté par l’urbanisation, la croissance démographique, le développement de l’agro-industrie, de la santé et du bâtiment. La demande est donc structurellement en croissance. Pourtant, l’offre locale reste marginale : à l’exception de quelques pays comme le Maroc, l’Afrique du Sud, l’Égypte ou le Nigeria, la quasi-totalité des produits chimiques utilisés sur le continent sont importés — parfois à très bas coût, parfois à prix fort, toujours sans contrôle réel de la chaîne de valeur.
Ce déséquilibre est d’autant plus paradoxal que les compétences existent. Un tissu d’entreprises industrielles locales a émergé dans plusieurs pays, avec des capacités de formulation, de conditionnement, voire de production d’intrants. Ces acteurs, parfois de taille modeste, font preuve d’agilité et de résilience, souvent dans des conditions de marché difficiles. Ils méritent aujourd’hui un appui structuré : meilleur accès au financement, politiques d’incitation à la production locale, harmonisation des normes régionales, formation de techniciens spécialisés, infrastructures industrielles adaptées. Car développer une industrie chimique compétitive suppose un environnement complet, du réseau électrique à la certification qualité.
Il ne s’agit pas de rêver à un basculement complet en quelques années. Mais de construire une stratégie industrielle par cercles concentriques, autour des segments les plus porteurs et des ressources disponibles. L’Afrique détient des matières premières clés : phosphate, soufre, pétrole, gaz, biomasse… Elle dispose aussi d’un marché régional immense et sous-exploité. Il ne manque qu’un effort de coordination public-privé pour transformer ces atouts en filières industrielles cohérentes.
Prenons l’exemple des engrais. Malgré des ressources considérables, seuls quelques pays africains produisent localement des fertilisants à grande échelle. Le reste est importé, souvent à un coût élevé. Pourtant, produire des engrais formulés localement, adaptés aux besoins des sols africains, permettrait de réduire la facture agricole tout en stimulant l’amont industriel. Idem pour les détergents, les peintures, les colles, les matériaux plastiques de base, dont les usages explosent avec l’urbanisation et la montée des classes moyennes.
Mais pour que ce mouvement prenne forme, un autre pilier est indispensable : le capital humain. L’industrie chimique, plus encore que d’autres, nécessite des compétences spécifiques, une culture de la rigueur, un savoir-faire technique. Cela suppose une politique volontariste de formation professionnelle, d’enseignement technique et d’innovation. C’est pourquoi j’ai choisi, à titre personnel, de m’engager dans le champ éducatif, notamment à travers une participation dans la Global Digital School, qui œuvre pour une formation professionnalisante et technologique accessible. L’avenir industriel de l’Afrique se joue aussi dans ses salles de classe et ses laboratoires.
Il faut aussi que l’Union africaine, les communautés économiques régionales et les institutions de développement intègrent pleinement cette question dans leurs feuilles de route. Car la chimie n’est pas seulement un secteur productif, c’est un outil de souveraineté. Produire ses propres produits de première nécessité (désinfectants, médicaments, intrants agricoles), c’est mieux résister aux chocs extérieurs. C’est aussi réduire la dépendance technologique et créer de l’emploi local à plus haute valeur ajoutée.
Certains pourraient objecter que l’industrie chimique est trop complexe, trop polluante, trop coûteuse. Mais cette vision appartient à un autre temps. Aujourd’hui, les procédés évoluent, deviennent plus propres, plus économes en énergie, plus adaptés à des productions à taille intermédiaire. L’Afrique n’a pas à copier les modèles lourds du XXe siècle. Elle peut inventer une chimie agile, frugale, durable, qui valorise ses ressources, respecte ses territoires et anticipe les exigences environnementales.
Cette tribune n’est pas un plaidoyer pour un secteur de niche. C’est une alerte stratégique. L’Afrique a une fenêtre d’opportunité. Si elle ne s’engage pas maintenant dans la structuration de ses capacités industrielles, elle restera durablement dépendante et vulnérable. Mais si elle saisit ce levier, elle pourra transformer sa croissance en développement réel, inclusif et durable.
Il est temps que la chimie prenne sa place dans le débat économique africain. Et qu’on la considère non plus comme un poste de coût, mais comme une source de souveraineté, de productivité et de prospérité.