Société

Contrebande de tabac en Afrique : les pays de la CEDEAO perdent 700 milliards de francs CFA

Si les élus et les médias parlent régulièrement de la contrebande de tabac, ses causes et conséquences restent souvent peu connues ou peu expliquées. Une étude conduite en Afrique, plus particulièrement dans les 15 pays de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) par le Consortium pour la Recherche Économique et Sociale (CRES) apporte un nouvel éclairage sur ce phénomène.

L’étude du CRES sur le commerce parallèle en Afrique

D’après cette étude, les 15 pays de la CEDEAO seraient tous concernés par le commerce parallèle de tabac. En moyenne, 18% de la consommation de tabac viendrait du commerce parallèle. Le Libéria et la Guinée sont les pays les plus touchés avec, pour chacun, 25%, le Cap-Vert ayant le taux le plus faible avec 11%. Au total, ce sont 700 milliards de francs CFA de recettes fiscales que les pays de la CEDEAO perdent chaque année, ce qui est considérable lorsqu’on les rapporte aux difficultés budgétaires que rencontrent ces États pour satisfaire les besoins élémentaires de leurs populations.

Selon le CRES, si le commerce parallèle de tabac était éradiqué au sein de la CEDEAO, les recettes fiscales du Libéria et de la Guinée-Bissau augmenteraient respectivement de 30% et de 20%. En moyenne, les 15 pays de la CEDEAO verraient leurs recettes fiscales augmenter de 19%. L’étude du CRES ne prend en compte que la hausse potentielle des recettes fiscales. Mais il convient d’y ajouter les économies en frais de santé que feraient ces États, la baisse du commerce parallèle de tabac se traduisant souvent par une baisse du tabagisme, et de ses effets.

Le rôle des cigarettiers dans le trafic de tabac

Le commerce parallèle de tabac peut-il être éradiqué ? Pour répondre à cette question, il convient tout d’abord de rappeler, ce que ne fait pas le CRES, que le commerce parallèle de tabac proviendrait pour l’essentiel de la surproduction et des sur-approvisionnements organisés par les majors du tabac eux-mêmes, qui ont besoin que leurs cigarettes alimentent les réseaux parallèles de manière à trouver de nouveaux fumeurs, et pour entretenir un fort niveau de tabagisme.

Le député européen Younous Omarjee a très bien décrit cette stratégie des cigarettiers dans son Livre Noir du lobby du tabac en Europe. C’est d’ailleurs plus particulièrement vrai encore en Afrique, considérée comme un Eldorado par le lobby du tabac au regard de la jeunesse de sa population et donc des perspectives commerciales qu’elle offre.

Les intérêts des cigarettiers sont contraires à ceux des Etats

Les cigarettiers n’ont donc aucun intérêt, bien au contraire, à lutter contre le commerce parallèle. Tout système pour mettre fin à ce fléau ne peut en effet se faire que contre les cigarettiers, en aucun cas avec eux. C’est bien ce qu’a compris l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui a élaboré dès 2008 un traité international appelé le Protocole « pour éliminer le commerce illicite de tabac ».

Ce texte, entré en vigueur en 2018 et dont le système de traçabilité international doit être mis en place en 2023, prévoit essentiellement deux choses : tout d’abord un système de traçabilité des paquets, cartouches et cartons de cigarettes totalement indépendant de l’industrie du tabac, et d’autre part la possibilité de définir des quotas de livraison de tabac par pays, contrôlés grâce aux informations de traçabilité collectées par les États, pour empêcher les cigarettiers d’alimenter les réseaux illicites.

A ce jour, aucun pays dans le monde n’a encore mis en place le système des quotas de livraison, même si des députés commencent à le réclamer pour la France et les 26 autres États membres de l’Union européenne, comme par exemple de député de Marseille François-Michel Lambert. En revanche, un nombre croissant de pays adoptent déjà des systèmes indépendants de traçabilité tels que préconisés par l’OMS, à la fois pour augmenter leurs recettes fiscales, et pour faire baisser le tabagisme. En Afrique, c’est le cas par exemple du Kenya, de l’Ouganda ou du Maroc.

Les cigarettiers opposés à l’Organisation Mondiale de la Santé ?

Comme les journalistes d’investigation de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) l’ont démontré dans une enquête récente, l’Afrique de l’Ouest est une zone particulièrement riche en trafics de tabac, ce qui a pour effet de décupler les ventes des industriels. C’est pourquoi le contrôle des systèmes de traçabilité est essentiel, tout produit marqué de façon indépendante et sécurisée dans les usines des fabricants pourra faire l’objet d’une enquête approfondie menant au responsable des trafics.

Les cigarettiers multiplient les actions et les pressions pour dissuader les gouvernements de mettre en place de tels dispositifs et proposent leurs propres systèmes, qu’ils contrôlent soit directement, soit via des entreprises avec lesquelles ils ont contracté, ce qui est proscrit par l’article 8 du Protocole de l’OMS. Les cigarettiers prétendent pourtant, à grand renfort d’actions de communication, qu’ils sont en faveur de la traçabilité, mais à leur conditions – comme certaines des multinationales du tabac se proclament pour un monde sans tabac en Europe, mais créent de nouvelles marques, ouvrent de nouvelles usines en Afrique et en Asie.

Les entreprises Inexto ou Dentsu, prestataires des cigarettiers

Au début des années 2010, les majors du tabac ont tenté d’imposer leur propre système de traçabilité appeler Codentify, ce qui s’est révélé être un échec. Les cigarettiers ont su adapter leur stratégie en concluant des accords avec des entreprises tiers, comme Inexto, Dentsu ou Atos. Ils tentent de convaincre les gouvernements, notamment en Afrique, que leur système, implanté en Union européenne (UE) est conforme au Protocole de l’OMS et qu’il fonctionne. Mais les députés européens ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils vont modifier la Directive des Produits du Tabac pour rendre l’actuel système européen de traçabilité conforme aux exigences de l’OMS.

Au sein de la CEDEAO, la situation reste très contrastée : le Togo et le Ghana semblent avoir fait le choix de respecter les exigences de l’OMS en mettant en place un système de traçabilité strictement indépendant. Au contraire du Burkina-Faso qui semble avoir cédé au lobby du tabac et de ses entreprises alliées. La Côte d’Ivoire et le Sénégal affirment de leur côté vouloir lutter contre le commerce parallèle de tabac, mais n’ont pas encore fait de choix entre OMS et lobby du tabac.

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